C’est l’actualité majeure qui fait la Une des journaux ivoiriens : la suspension de l’opération de déguerpissement lancée début janvier sur l’ensemble du District autonome d’Abidjan. « Déguerpissement dans le grand Abidjan, le président suspend l’opération, Mambé accélère le relogement », informe Fraternité Matin.
La violence avec laquelle l’opération a été orchestrée a occasionné d’innombrables victimes, notamment dans plusieurs communes du District d’Abidjan. « Relogements des personnes déguerpis : Le gouvernement accélère le processus », lit-on à la Une de l’Avenir.
Est-ce un coup pour re-séduire une base électorale désabusée par ces déguerpissements sauvages qui ont jeté des dizaines de milliers de personnes dans les rues ne sachant à quels saints se vouer ? Ou bien le Président de la République a véritablement compris (presqu’un an après le lancement de l’opération) que les procédés utilisés par le Ministre- Gouverneur Cissé Bacongo étaient véritablement inhumains et avaient attiré les foudres de la communauté internationale, un monde sur lequel compte le chef de l’État pour poursuivre sa politique de développement économique.
DES MÉCONTENTEMENTS QUI VONT ÊTRE EXPLOITÉS POUR L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE DE 2025
Personne n’est dupe, ces déguerpissements sauvages ont fait des milliers, voire même des millions de mécontents en Côte d’Ivoire. Et beaucoup de personnes qui n’avaient pour le moment pas été encore touchées en faisaient des cauchemars se demandant à quand leur tour. Et le peuple grondait, de Port-Bouët, Koumassi, Adjamé jusqu’à Yopougon, des centaines de milliers de personnes ont tout perdu : leur logement, leurs biens immobiliers, leur lieu de vote, l’école donc la scolarité de leurs progénitures…et surtout leur dignité. Car être un errant dans son propre pays alors qu’on avait un toit plutôt sur la tête, cela détruit.
« Ce sont milliers peut-être des millions de votes contre le pouvoir qui ont été potentiellement créés avec cette opération de déguerpissement. Des mécontents qu’on trouve nombreux parmi les partisans du pouvoir en place. Ventre affamé n’a point d’oreilles dit le dicton », nous rappelle un expert de la politique ivoirienne qui a requis l’anonymat.
Avec une opposition qui révise bien ces cours, l’utilisation des terribles souffrances endurées par tous ceux ont été impactés par les déguerpissements risque de ne pas trouver réponses convaincantes au sein du RHDP, conclu notre expert. « Le Président Ouattara sentant le danger a dû arrêter les frais pour limiter un tant soit peu, la colère des Ivoiriens », juge un partisan du RHDP qui nous a donné sa position sur l’arrêt ou la suspension de l’opération.
Cela sera-t-il toute fois suffisant pour limiter la casse ? « Pas sûr », répond Koné Y, déguerpi de la zone de l’abattoir à Port-Bouët. « Nous avons trop de colère, trop de ressentiments envers le pouvoir. L’école publique où je votais d’habitude pour les différentes élections a même été détruite. J’ai du m’inscrire ailleurs. Ma fille était dans cette école et en pleine année scolaire, elle a été jetée hors du système éducatif. J’ai déposé ma famille ici et là, moi-même, je squatte chez une connaissance et c’est difficile. Nous sommes vraiment en colère. Ils ont arrêté l’opération certes, mais qu’est-ce que cela change pour nous ? Pourtant, nous avons supplié, manifesté, imploré des délais, rien n’y fit. Ils (NDLR : Le gouvernement et le District d’Abidjan) nous ont chassés comme des malpropres. Ce sont des sentiments de colère qui m’anime », a-t-il déclaré.
Cette opération très impopulaire, dans une Côte d’Ivoire où les habitants sont assaillis par la cherté de la vie, la crise de logements et les difficultés économiques quotidiennes, est très mal passée. De nombreux actes de violences ont même été enregistrés avec des casses de biens publics, des incendies de véhicules, des arrestations policières et des manifestations publiques qui ont exposé le pays.
OUATTARA A ÉCOUTÉ SON PEUPLE ET L’OPINION INTERNATIONALE
Dans un communiqué en août 2025, Amnesty International a appelé à « mettre immédiatement un terme aux expulsions forcées » et démolitions massives conduites depuis janvier par les autorités du district d’Abidjan dans les quartiers précaires. L’ONG dénonce un « usage excessif de la force » et affirme que plusieurs dizaines de milliers d’Abidjanais ont déjà été chassés de chez eux.
À la suite d’une enquête de terrain réalisée en juin dans quatre quartiers de la capitale économique touchés par ces opérations de destruction (Gesco, Banco 1, Boribana et Abattoir), Amnesty rapporte que toutes les personnes interrogées « ont déclaré qu’elles n’avaient pas été consultées sur les conditions des expulsions » ni « dûment informées du jour des démolitions ».
En outre, « les autorités n’ont pas procédé à un recensement systématique » avant de commencer les démolitions, affirme-t-elle, rendant impossible le décompte exhaustif et l’indemnisation de toutes les victimes.
Les mêmes quolibets ont été faits par les populations à travers les réseaux sociaux et sur certaines chaînes d’information télévisuelle.
« Le Chef de l’Etat a entendu les souffrances et les pleurs de son peuple. En tant que le père de tout le monde, il a arrêté l’opération pour le plus grand bien des populations. Le Président Ouattara sait se rendre compte quand des projets n’ont pas d’impacts positifs sur la vie de ces concitoyens », s’est félicité un conseiller municipal d’une municipalité RHDP à Abidjan que nous avons sollicité.
UN CAMOUFLET POUR BACONGO ?
Ces méthodes brutales avaient entraîné un énorme courroux et de nombreux ressentiments chez les populations. Il suffisait de voir des engins de terrassement dans une commune, un quartier pour aussitôt provoquer la panique. Mais dernièrement, le puissant Ministre-Gouverneur avait dû faire face à deux confrontations. Une avec la municipalité PDCI-RDA de Port-Bouët sur des terrains dégagés à l’abattoir et une autre avec un ministre de son propre camp, en l’occurrence Sidi Touré, en charge des Ressources Animales et Halieutiques. Deux confrontations qui ont fait les choux gras des médias et qui ont même poussé le Premier ministre Beugré Mambé à intervenir.
Assurément que la décision du Chef de l’Etat désavoue quelque part M. Bacongo, car plusieurs autres zones étaient dans son collimateur. Mais comme on le dit bien, gouverner c’est décider. Et le Président Ouattara a pris une décision. Le Gouverneur Bacongo devra s’y conformer. Quoi qu’il en soit, le Gouverneur Bacongo a toujours pour mission de continuer la campagne de déguerpissements dans la capitale ivoirienne pour réduire les conséquences des inondations et des éboulements. Et qui sait ? Mon petit doigt me dit que ce serait un bon prétexte pour aller un peu plus loin. La vigilance est donc de mise.
Olivier Guédé